Éric Landal
La prostitution est le rêve tout puissant d’un pouvoir impuissant. Cuba, pays où «ily a toujours un œil pour te voir», un cul pour t’accueillir et une voix pour se taire, l’a méta- bolisée. C’est le pays où un vieil apparatchik dégradé dit à son fils, qui vend sa femme à des hommes d’affaires pour maintenir son standing dans les bois sombres de l’Angola: «Il ne faut jamais tourner le dos à la merde quand on a les pieds dedans. » Dans cette marmite bouillante et entourée d’eau, la parole, le plus souvent hurlée, tourne organiquement au mensonge. Si bien que la vérité, lorsqu’elle est dite, a l’air d’un cri parfait. Un journaliste cubain de 30 ans, Amir Valle, a ouvert pendant dix ans œil et micro pour préciser celle qu’on connaît: comment Cuba est redevenue depuis vingt ans ce qu’elle n’a jamais cessé d’être, l’île prostituée.
Naturellement, Valle a payé son travail cash et à crédit. Son livre n’a jamais été publié sur place, s’il a circulé par Internet, sous forme de chapitres semble-t-il dérobés. En 2005, de passage en Espagne pour y présenter un roman, lui et sa femme n’ont pas été autorisés à rentrer dans l’île. Ils n’avaient ni argent ni emploi, laissaient là- bas leurs enfants de 3 et 10 ans, confisqués. Le pouvoir cubain les a lâchés l’un après l’autre à la fin de l’année suivante.
Mafieux. Comme ce journaliste est un écrivain (non traduit), ce qui pourrait n’être qu’une enquête d’exception (ce serait déjà bien) agit comme métaphore: l’économie des bas-fonds révèle l’état des rapports entre les sexes, dans la hiérarchie des pouvoirs, entre Cubains et touristes. C’est un mélange obscène et fantastique de désir, de nécessité, d’imagination, de perversion. Maruja, une maquerelle de 64 ans ayant commencé à tapi- ner sous Batista, ancienne cavalière du mafieux Meyer Lansky (l), dit à Valle: «Cuba est le pays où les choses se passent comme ça, personne ne s’en rend compte et un beau jour on se voit comme dans une telenovela.» C’est tout le mouvement de ce qu’on lit.
Amir Valle est catholique. La structure de son livre est celle d’un retable tel qu’on en voit, derrière l’autel, dans les églises baroques. Ce retable semble inspiré par la Vision de Venfer de Jérôme Bosch: paysage de plaisir, de torture, de luxure et de monstres raconté, de toutes les façons possibles, par ceux qui l’habitent. Amir Valle ouvre les niches une par une et on voit des choses comme ça: «Ramona, qui est elle aussi dans le bizness à Varadero, a perdu une petite de 15 ans il y a six ou sept mois, parce qu’un Anglais, qui avait l’air très distingué, lui a arraché le clitoris d’un coup de dent, et la pauvrette est morte en se vidant de son sang. » C’est une maquerelle qui parle. On paiera famille et médecin pour’déguiser la chose en leucémie.
Au-dessus du retable, il y a en lettres d’or ces mots de Maruja : «A celle qui est née pute, les bites lui tombent du ciel.» Car il faut qu’on entende la grossièreté cubaine, et que ce soit aussi drôle que triste. Valle a tantôt simplifié le langage pour travailler le récit, tantôt laissé vivre sa virulence naturelle: il précise à chaque fois le modus operandi.
L’héroïne du retable est bien sûr la jinetera, cavaleuse ou amazone, celle qui chevauche avant tout le touriste, désignée par cet ancien mot qui, dans les romances médiévales, identifiait d’héroïques cavaliers. Son destin est dévoilé par plusieurs couches narratives, figurant les niches du polyptyque. D’un bout à l’autre de l’œuvre, courant sur des chapitres numérotés de un à sept, il y a l’histoire de Susimil, femme d’apparatchik rebaptisée Loretta la Pharaonne, «le cul le plus spectaculaire de La Havane».
Sade. En contrepoint, d’autres niches se mettent en perspective : de brèves choses vues (chapitres «Eves de nuit»), des témoignages nus et brefs (chapitres «Voix»), de longs entretiens avec les maquerelles, proxénètes, patrons de clandés pour travestis, flics véreux (chapitres «Les enfants de Sade»), une histoire de la prostitution locale (chapitres «L’île des dé lices») : depuis Colomb jusqu’à Castro, l’esclavage de la chair colore la destinée géopolitique cubaine. Le pic est atteint sous Batista (20 000 bordels, 150 000 prostituées pour 6 millions d’habitants), mais les périodes précédentes ont peu à lui envier. La révolution devait changer cette vie. Comme les autres régimes, elle a fini par l’organiser.
Le bas du retable, reflétant l’histoire de Susimil, décrit quelques rencontres de l’enquêteur et permet de comprendre son cheminement. Tout en bas, il précise qu’il a interviewé 125 prostitué (e) s, 32 proxénètes, 15 propriétaires de maisons de passe, 3 patrons de bordel, 2 patrons de maison de jeux, 14 patrons de maison pour shows de travestis, 9 travéstis, 6 taxis privés, 4 gérants d’hôtel et 27 «autres», dont des médecins et des publicitaires. Presque tous condamnent la prostitution enfantine, mais certains assurent «qu’un gamin de 10 ans en sait désormais plus sur le sexe qu’une maquereUe de 90 ans». Valle a mis longtemps pour convaincre tout ce monde de parler. Mais il semblerait que pour eux la parole était devenue plus forte que tout. Le retable porte la confession des damnés.
Férocité. Dans ce tableau, des fantômes apparaissent : ceux de la littérature cubaine. Trois Tristes Tigres, de Cabrera Infante. Hommes sans femmes, de Carlos Montenegro. Les romans de Reinaldo Arenas. Les nouvelles de Lino Novas Calvo. Les pièces et les poèmes de Virgilio Piñera. La Havane Babylone informe sur les corps et les âmes que de grandes créations ont transfigurés. Les rapports d’une férocité complexe entre la prostitution, le machisme, l’homosexualité et la transexualité ont nourri ces auteurs. On les voit vivre à l’état brut à travers des remarques comme: «Si pour mourir la seule chose qu’il faut c’est être vivant, pour être pédé il faut seulement être un homme.»
Le retable montre que l’enfer est un lieu ambigu. L’un de ses personnages rem arquables est Mulenque, proxénète de Santiago, mort d’un cancer de l’estomac. Il traitait bien les filles, devint bienfaiteur de leurs familles. A son enterrement, il y eut foule, pour une fois spontanée. «Tu sais comment j’ai survécu? dit-il à Valle. Grâce à la loi de l’apparence. A Cuba, tout tient à l’apparence.» Un poète, Regino Pedroso, l’avait écrit dans les années 50 : «Pourquoi irriter le ciel/ Avec une face grossière et nue ?/ Allez, cours, disciple ; / Mais ne va jamais à la fête/ Sans avoir d’abord mis ton masque.» La vertu de Valle est d’avoir jeté bas les masques avec amour, des gestes précis, sans les piétiner, en dévoilant la place cruciale qui leur revient : les formes du mensonge nourrissent la vérité qu’il met sur le trottoir.
Publicado en el periódico Liberation, el 17 de junio de 2010.