Dominique Gay-Silvestre
« Une pute, c’est seulement ça ? » s’interroge Amir Valle alors qu’un de ses amis cubains commente, méprisant celles qui font le commerce de leur corps : « Les putes sont les filles du Malin qui nous procurent des plaisirs innommables au lit », tout en avouant, dans le même temps, sans honte aucune, son penchant immodéré pour la fréquentation d’un bordel clandestin de la Vieille Havane. Péché de chair mais, surtout, jouissance et délectation de celui qui, sans vergogne, se sert de la religion catholique pour s’auto-absoudre, par une courte prière, afin de jouir à nouveau, sans remords, des plaisirs défendus.
« Aventures intellectuelles », « rencontres culturelles » désignées par l’auteur pour qualifier ces moments passés à satisfaire des besoins physiques que la morale et les lois (cubaines) réprouvent et s’efforcent d’interdire, univers sordide et cruel, mais bien réel, où le lecteur, au Mexique cette fois, est confronté sans ménagements à l’acte sexuel sous son aspect le plus bestial.
Souvenirs entremêlés des putes mexicaines et cubaines où, en quelques pages rapides, les descriptions scatologiques le disputent à la minutie crue des services prêtés par les « putes » mexicaines et où l’auteur s’essaie à donner une définition du métier le plus vieux du monde.
Rupture stylistique, par la suite, qui désarçonne le lecteur – cela arrive fréquemment dans l’ouvrage – où l’auteur, dans un premier temps, méthodiquement, s’attache à préciser, presque scientifiquement, un certain nombre de points, capitaux, pour la compréhension du contexte dans lequel le lecteur va évoluer : la révolution cubaine a théoriquement éradiqué la prostitution, or celle-ci a réapparu sous une forme nouvelle : celle du tourisme sexuel. Pratiqué au vu et au su de tous, il touche une population de jeunes filles et de femmes de 13 à 30 ans et amène son lot habituel de parasites.
Les services liés au secteur touristique sont les plus concernés ; Amir Valle en profite pour signaler qu’il a travaillé à Cubanacán, l’organisme touristique le plus connu et le plus important de Cuba dans les années 90. Emploi qui facilitera d’ailleurs les rencontres qui constitueront la trame de son ouvrage.
Mais son livre doit, en grande partie, son existence grâce aux nombreux contacts fournis par Susimil à l’auteur, autrement dit, Loretta, la Pharaonne, le «Cul le plus spectaculaire de La Havane» et surtout l’amie depuis longtemps perdue de vue, à qui l’auteur dédie son livre.
Car La Havane Babylone c’est aussi l’histoire, poignante, émouvante, de cette femme, amazone, « reine », « déesse », « beauté quasi mythique » dont le regard sur la vie, sur les gens, par sa lucidité et sa clairvoyance, force le respect. C’est elle aussi qui guidera l’auteur par la sagesse de ses conseils à travers les méandres d’une prostitution aussi prodigieuse que galopante où, pourtant, les amazones cubaines, à la différence des prostituées d’autres pays, « sont plus cultivées, elles savent parler, elles ont de l’éducation, une liberté supérieure, et elles peuvent garder leur dignité ».
Les recherches et les enquêtes menées sur les amazones à Cuba et le monde dans lequel elles évoluent, comme toute enquête relevant de thèmes d’actualité, supposent une approche prudente du sujet. Tout en ayant conscience des enjeux que représente une insertion dans un monde si particulier, Amir Valle a besoin qu’on lui rappelle, si besoin était, la façon d’aborder les enquêté(e)s et un environnement particulièrement insaisissable. En ce sens, le rôle de Susimil auprès de l’auteur est essentiel. Elle n’a pas toujours été une amazone – et quelle amazone ! – et sa vie, hors du commun, a de quoi étonner.
Lorsqu’on lit l’ouvrage d’Amir Valle, la notion de respect si chère à Susimil est partout présente. Point de jugement, l’auteur a fait sienne la recommandation de Susimil de « penser de l’intérieur ». On vit avec lui les affres de ces jeunes femmes et jeunes filles contraintes de s’adonner à la prostitution; on ressent, comme lui, l’horreur de certaines scènes, de certains actes et, selon les récits, certains même franchement pornographiques, on en vient à souhaiter que cette face cachée de Cuba ne soit qu’une fiction.
La première version du livre d’Amir Valle date de 1999. Elle clôt neuf années d’investigations laborieuses, mélange de recherches théoriques (archives), auprès des institutions mais surtout des recherches de terrain à partir desquelles il lui a fallu ignorer cette « double morale » partout présente à Cuba pour pouvoir exercer avec honnêteté intellectuelle et objectivité, un travail d’investigations qui touche à l’intimité des êtres, qui révèle un monde marginal, cauchemardesque, qui ausculte les bas-fonds et découvre non seulement la face cachée des amazones mais aussi comment, peu à peu, les forces du Mal s’emparent de certains êtres et les dominent.
Le travail de recherches accompli par Amir Valle est un travail de fourmi : rien n’est laissé au hasard. De Santiago de Cuba, où il a vécu, à La Havane, où après avoir travaillé à Cubanacán, il passe à la direction de la littérature de l’Institut cubain du livre, l’auteur se livre d’abord, sans à priori, à une recherche journalistique minutieuse, établit des contacts, qui seront les contacts d’autres contacts. Ses objectifs sont clairs : il s’agit d’écrire un livre basé sur « une recherche ouverte, claire, franche, qui fourni[sse] des données, des noms, des lieux, des sources que la police p[eut]t utiliser pour faire son travail ».
Principe tout à fait louable mais qui n’est pas sans danger et pour le journaliste et pour ses sources… Amir Valle n’est pas quelqu’un de naïf (d’ailleurs pour entreprendre ce genre de recherches, il vaut mieux ne pas l’être), mais ce qui l’attend lors de son travail d’investigations dépasse tout ce qu’il a pu concevoir, car Cuba (pas seulement La Havane) est malade, malade d’un mal qui ronge ses entrailles et « en apparence – et seulement en apparence – [ce pays] si tranquille, si pur, si moralement propre », dévoile un monde orgiesque où les lois et les règles sociales et morales sont remplacées par celles d’un monde sans foi.
Parce qu’il est, aussi, un être sensible, Amir Valle ne pourra s’empêcher de sentir tour à tour empathie, dégoût, compassion, pitié, selon les circonstances et les êtres qu’il rencontre. Mais, impossible d’être un saint -Bernard, quand bien même le voudrait-il, car c’est totalement incompatible et inconciliable avec ce genre de travail. La seule chose à faire c’est de protéger tous les hommes et les femmes qu’il côtoie et interviewe, quels que soient le métier et la fonction qu’ils exercent (même ceux «qui ne le méritent pas»), en dissimulant l’origine de ses sources, car qui dit prostitution, dit aussi corruption, corruption à tous les niveaux : policiers proxénètes, vigiles et portiers d’hôtels, employé(es) de ministères (certains sont d’anciennes amazones et des homosexuels refoulés), homosexualité débridée, pédophilie, travestis, etc. La Havane est devenue la Babylone de l’Apocalypse. Il reste juste à espérer qu’elle ne finisse pas comme elle…
La démarche de l’auteur procure au lecteur une impression de confusion. Les informations qu’il a collectées sont introduites selon un agencement particulier à partir duquel celui-ci jongle avec les enquêtes de terrrain, les témoignages de Susimil, d’amazones, de proxénètes, d’homosexuels (celui de Loreal particulièrement instructif), de travestis, de photographes pornographiques (longue interview de Eulalio qui coule aujourd’hui des jours heureux en République dominicaine), de policiers (de Roly, par exemple, son nom dans le «turbin», policier et maquereau), de Tania l’avocate, experte dans l’application de la loi «cause-effet», en faveur des amazones, les déclarations du procureur général de la République Juan Escalona Reguera, etc.
Se fondant sur les écrits de grands historiens cubains tel que Fernando Ortiz, de documents ecclésiastiques, de l’ouvrage de Roland H. Wright Family ans prostitution, entre autres, il fait aussi, dans la foulée, la génèse historique de la prostitution à travers les siècles dans des chapitres qu’il intitule «L’île des délices» (Cuba devenant l’île aux délices à l’arrivée des esclaves noirs et, plus tard, à la fin du XIXe, lorsqu’on la qualifiera de «bordel de l’Amérique»). Ces passages historiques, captivants, sont mieux structurés.
Pour le reste, le lecteur se perd dans une espèce de labyrinthe car les données chronologiques sont peu nombreuses: 1989, le cas Sandra et 1997 la grande rafle des amazones. Quelques dates: 1991, 1993, 1996 qui permettent à l’auteur de situer son propre parcours, 1999 (date de la première version de son livre), 2006 (qui figure sur la page de couverture et dont le lecteur déduit qu’il s’agit de la seconde version, expurgée des noms, lieux, etc. pouvant mettre en cause les auteurs des différents témoignages). Les notes de l’auteur, enfin, brèves, fournissent parfois certaines indications chronologiques et précisent ce que sont devenus, dans une autre vie (qui peut-être la «mort») les hommes et les femmes dont les destins ont croisé celui de l’auteur.
Travail colossal que celui de l’auteur de retranscrire les entretiens, de les rendre accessibles à tous et d’en préserver l’essence. L’âme de ceux qui se racontent, qui ont accepté de se mettre à nu devant lui, est révélée et trouble le lecteur au plus profond de son être. Avec les mots, Amir Valle explore, ausculte, palpe une réalité insoupçonnée, fait vivre ou revivre des êtres en manque total de reconnaissance et qui pourtant, sans en avoir conscience, donnent une leçon à l’humanité.
En retrait parfois, en souffrance souvent, l’auteur partage avec le lecteur une réalité qui l’inquiète et l’attriste. Dans le même temps, l’avalanche de témoignages (plus de 200), qu’ils proviennent des « Voix », des « Eves de Nuit », des « enfants de Sade », laissent le lecteur pantelant, comme assommé. La réalité telle qu’elle est décrite est trop violente. Ce n’est pas Cuba, ce n’est pas possible. La question qui hante l’auteur, le lecteur se la pose également : « jusqu’où peut arriver cette réalité ? ».
Certes Cuba a traversé des moments de crise et les raisons de la résurrection de la prostitution y trouvent, en partie, leur explication, mais en partie seulement. Seule solution: « continuer à chercher » et « à écrire ». Ecrire ou décrire, car, à la fin, il faut aussi se poser des questions et trouver des réponses: la répression, comme le souligne Amir Valle n’est pas la solution. L’appât du gain est grand, la cupidité aussi, mais au-delà des apparences il existe un profond mal-être, une incommensurable misère humaine sous la dépravation et la luxure. C’est un monde parallèle qui s’est construit, un monde sans pitié et pourtant aussi, parfois, profondément humain.
Pour preuve l’interview de Tati, la Fabuleuse, amazone de 15 ans, dans le métier depuis l’âge de treize, d’une lucidité et clairvoyance extraordinaires, dont les propos durs, cassants, sont une leçon de sagesse, un avertissement envers tous ceux qui sous prétexte de mettre la vérité en lumière, imposent une certaine vérité, leur vérité.
Surprenant d’ailleurs qu’il ait fallu les propos de Tati pour que l’auteur prenne conscience d’une autre réalité : l’honnêteté si elle est indispensable et nécessaire à tout travail journalistique ou sociologique, doit aussi préserver l’intégrité des êtres, les sources sans lesquelles le travail de recherches n’existerait pas. En effet, ce travail est avant tout un travail d’équipe : l’auteur retranscrit les propos enregistrés, mais il ne peut le faire qu’en respectant un certain nombre de principes car tout repose sur la confiance et le respect mutuels. L’auteur, quelle que soit sa notoriété, n’est rien sans ces deux éléments. L’innocence, la naïveté ne peuvent avoir cours, surtout lorsqu’il s’agit d’aborder le phénomène de la prostitution, et, de toutes façons, elles ne résisteront guère aux réalités auxquelles elles vont se heurter.
Rencontre essentielle, celle de Tati, à plus d’un titre, qui agit comme un catalyseur sur la démarche utilisée par l’auteur, suscitant un étonnement teinté d’admiration. « J’ai compris en une seule leçon combien la misère humaine infecte l’âme des gens quand ils perdent leur innocence » dit-il à l’issue de son entretien avec la jeune amazone. Misère d’autant plus aigüe et cruelle que les voix des amazones – qu’elles soient, selon leur statut, pharaonnes, diplomatiques, amazones pour hommes d’affaires, bon marché ou fauchées, charognardes, à talons hauts et même raccoleuses (nouvelle classe de prostituées) –, les appels qu’elles lancent dans le silence de leur écrasante solitude, se perdent dans les lymbes alors qu’elles cherchent désespérement l’Interlocuteur salvateur: « Parfois j’aimerais croire en Dieu – raconte Patty –. J’aimerais fermer les yeux, penser qu’il existe et que tout peut s’arranger dans cette saloperie de vie de pute que je mène depuis des années. Mais on a l’impression que, s’Il existe, Dieu ne s’intéresse pas aux putes. Il ne nous reste plus qu’à nous perdre dans les ombres de la ville quand s’ouvrent les portes de la nuit et à nous résigner en attendant qu’Il se rappelle qu’Il nous a créées ».
Point de secours (ou très peu), en tout cas pas terrestre et, en conséquence, pas ou plus d’espoir d’une vie meilleure. Celle-ci se résume à l’exil, à la prison, à la mort violente ou à la maladie – mortelle parfois – (les notes, brèves, écrites par l’auteur pour renseigner le lecteur sur le destin des amazones, des homosexuels ou des travestis sont particulièrement révélatrices).
Susimil réalisera son rêve de s’établir en Europe. Après Paris, elle vivra à Toulouse, mais, seule, abandonnée et atteinte du sida, elle décédera sur cette terre étrangère, dans laquelle elle avait placé tant d’espoirs. Solitude extrême, déchirement, effondrement d’un » ange» dont «les yeux les plus tendres de l’univers» avaient ensorcelé l’auteur. Celui-ci compensera et se fera pardonner son absence à travers les mots. L’écriture sauvera l’âme de la défunte et, à travers elle, la vérité apportera la rédemption, sa rédemption.
Analyse historique et sociale de la prostitution, La Havane Babylone révèle aussi par le pouvoir et la symbolique des mots et des expressions, par la récurrence de l’utilisation d’extraits des Evangiles, de la Génèse, des Nombres, des Epitres (Saint Paul aux Ephésiens, aux Corinthiens), des Proverbes, du Deutéronome et de l’Apocalypse, placés en exergue, que, tout comme pour la femme pêcheresse qui commettant l’adultère et se prostituant est condamnée, répudiée, chassée, bannie et ne pourra atteindre le paradis, il n’est point de salut pour l’amazone. Le Malin auquel se réfère l’ami catholique d’Amir Valle est omniprésent et partout victorieux.
Ces extraits signalent des chapitres numérotés de un à sept, sept le chiffre parfait, le chiffre de la création et qui, étrangement est annoncé ici par un extrait de l’Apocalypse et la menace du châtiment divin en cas d’absence de repentir ou de pénitence des pêcheurs et de leurs tentatrices. En tant qu’homme, l’auteur ne juge ni ne condamne ; en tant que chrétien, au contraire, il fait siens, semble t-il, les menaces et les avertissements contenus dans les évangiles, car la réalité qu’il dépeint n’est pas celle qu’il souhaite pour son île. Toutefois, Amir Valle, fait partie de ceux qui, comme il le dit lui-même, « … ne croient pas nécessaire que les justes paient pour les pêcheurs ».
Car « Les justes » ce sont aussi ces amazones qui portent « la croix de leurs traumatismes, de leurs histoires familiales, de leurs frustrations, de leurs raisons intimes, des décisions dures qui ont changé leur vie » : collégiennes, universitaires, médecins, sociologues, employées, etc., pour lesquelles la prostitution reste le seul moyen, la façon la plus sûre d’améliorer le quotidien.
Et pourtant… Ce « mal social », « conséquence du régime d’exploitation de l’homme par l’homme», auquel Fidel Castro faisait allusion en 1961, à l’occasion de la célébration de l’anniversaire des Comités de défense de la Révolution, avait fait l’objet de l’œuvre de réhabilitation lancée par la Fédération des Femmes Cubaines.
Les mesures prises par la Révolution ne devaient pas être lancées « contre les parasites », mais devaient combiner « éducation et aide économique, de façon à rétablir socialement cette partie des secteurs humbles de la population ». Pas de procédés « drastiques » mais plutôt « un procédé basé sur l’éducation et la réinsertion… et la collaboration des femmes qui en [avaient] été victimes ».
Mais le temps a passé. Impossible d’éradiquer totalement la prostitution et le phénomène, car il s’agit désormais d’un phénomène, a pris une ampleur insoupçonnée. L’essor du tourisme sur l’île et la transformation sociale qu’elle a engendrée, même au sein de la famille, valeur clé de la révolution, ont produit des besoins, des envies, des exigences qui touchent des secteurs de plus en plus nombreux et variés, et pas toujours recommandables : « amazones (diplômées, instruites ou d’un faible niveau d’instruction), proxénètes (délinquants ou professionnels qui abandonnent leur carrière et leur travail pour les gains que rapporte cette nouvelle activité), photographes chevronnés, talentueux publicitaires, transfuges du marché noir destiné au tourisme, hauts et moyens fonctionnaires, travailleurs de la culture qui collaborent au secteur touristique, guides professionnels, travailleurs indépendants (chauffeurs, patrons de cafétérias ou de mini-restaurants, loueurs de logements touristiques), intermédiaires, paysans pourvoyeurs de maisons à louer et de restaurants privés, etc. ».
La Cuba socialiste ne peut plus échapper à certaines « tares » du monde capitaliste et ce, d’autant moins que les ramifications générées par la prostitution, de façon occulte ou non, clandestine ou non, sont devenus des facteurs essentiels au développement d’un marché (et pas uniquement du sexe) et à la croissance économique de nombreux secteurs.
L’ouvrage d’Amir Valle, non exhaustif, a le mérite d’exister. Bouleversant à plus d’un titre, malgré le désespoir qu’il renferme, il est une leçon pour tous, une approche saisissante d’une réalité qu’il faut appréhender pour mieux la comprendre. Ne pas juger, mais ne pas feindre d’ignorer non plus. Donner une nouvelle dignité à ces femmes qui luttent pour préserver leur intégrité, enfin et surtout leur tendre la main (en tout cas à celles qui le souhaitent) et les accompagner vers un nouveau destin, tel pourrait être le message que nous envoie l’auteur.
Publicado en la revista francesa Nonfiction, el 23 de septiembre de 2010.